LES HISTOIRES D'ASSOCIES FINISSENT MAL... EN GENERAL
Pourquoi choisir son associé est l’une des décisions les plus risquées de l’entrepreneuriat.
Il existe, dans la vie d’un entrepreneur, quelques décisions qui pèsent bien plus lourd que les autres. Choisir son marché, lever des fonds, définir une stratégie produit : autant d’actes fondateurs. Mais aucune décision n’est aussi décisive, et souvent aussi mal maîtrisée, que celle de choisir son associé. C’est un choix intime et stratégique à la fois, une alliance qui engage pour des années et qui, mal pensée, devient une source de tensions, de blocages, voire de faillite. Les entrepreneurs en parlent rarement au début, quand l’enthousiasme domine. Mais il suffit de regarder les statistiques : selon les travaux de Noam Wasserman (The Founder’s Dilemmas), près de deux tiers des startups échouent non pas à cause du produit ou du marché, mais en raison de conflits entre fondateurs.
On aime pourtant se raconter les belles histoires. Ces duos mythiques qui traversent les épreuves main dans la main ; Larry Page et Sergey Brin chez Google, Steve Jobs et Steve Wozniak dans le garage de Cupertino. Elles nourrissent un imaginaire romantique, celui de l’amitié indéfectible au service d’un rêve commun. Mais ces récits, qu’on se transmet comme des légendes fondatrices, masquent une réalité bien plus triviale : dans la grande majorité des cas, l’association finit mal. Et quand elle échoue, elle laisse des blessures profondes, à la fois personnelles et professionnelles. C’est pourquoi il est urgent d’apprendre à aborder ce choix avec lucidité, méthode et un certain réalisme.
La première erreur des jeunes entrepreneurs est de confondre confiance affective et compatibilité professionnelle. On s’associe trop souvent avec un ami de longue date ou un collègue de promotion, parce qu’on partage des soirées, des références culturelles ou un humour complice. Mais le fait de bien s’entendre ne dit rien de la capacité à travailler ensemble dans la durée. Comme le rappelle Manfred Kets de Vries, professeur à l’INSEAD, « les relations amicales tendent à occulter les divergences de compétences, de valeurs ou de tempérament ». Un bon duo entrepreneurial n’est pas un duo de clones. C’est au contraire la rencontre de compétences complémentaires, capables de se répartir clairement les territoires. Quand deux fondateurs s’installent dans la même zone d’action, les frictions sont inévitables. La règle d’or est donc simple : chacun doit disposer de son espace d’autonomie, respecté par l’autre.
Mais il ne suffit pas de raisonner sur le présent. Trop d’associations se bâtissent sur ce qui est nécessaire au démarrage : trouver des fonds, signer les premiers clients, coder un prototype. Or une entreprise ne se juge pas seulement à ses six premiers mois, mais à sa capacité à durer. Les compétences qui assurent la survie initiale ne sont pas toujours celles qui permettent de franchir les étapes suivantes. La théorie de la dépendance aux ressources, formulée par Pfeffer et Salancik dès 1978, insiste sur ce point : une organisation vit parce qu’elle parvient à acquérir et maintenir l’accès à des ressources stratégiques sur le long terme. Traduction concrète : ne choisissez pas un associé uniquement pour combler vos lacunes immédiates. Demandez-vous s’il saura encore être utile quand l’entreprise devra gérer une levée de fonds série B, une expansion internationale ou une structuration managériale.
La question de la répartition des parts illustre bien cette confusion entre amitié et rationalité. Beaucoup cèdent à la facilité du 50/50, qui paraît équitable parce qu’elle est simple. Mais cette symétrie est un piège. Une répartition juste n’est pas nécessairement égale. Elle doit refléter le niveau d’engagement de chacun, en temps, en argent, en réseaux, en risques assumés. L’un a peut-être apporté le capital initial, l’autre le carnet d’adresses ou les premières nuits blanches passées à développer le produit. Ne pas traduire ces différences dans l’actionnariat, c’est fabriquer une bombe à retardement. Les travaux de Jensen et Meckling sur la gouvernance l’ont montré depuis longtemps : lorsqu’il y a désalignement entre droits et devoirs, le conflit n’est jamais loin.
À ce stade, certains objecteront : « Nous nous faisons confiance, nous n’avons pas besoin de signer quoi que ce soit. » C’est une illusion dangereuse. Le pacte d’associés est au duo entrepreneurial ce que le contrat de mariage est au couple : une formalité en apparence froide, mais qui devient vitale quand surviennent les épreuves. Il fixe les règles du jeu : que se passe-t-il si l’un veut vendre ses parts ? Si un associé quitte l’entreprise ? Si un désaccord majeur surgit sur la stratégie ? Bien sûr, on espère n’avoir jamais besoin de s’en servir. Mais le jour où la relation se fissure, ce document peut sauver le projet. Comme le disent les avocats d’affaires : « Mieux vaut un bon contrat qu’une longue amitié. »
Enfin, il faut savoir que certaines associations sont vouées à l’échec et que ce n’est pas grave. Ce qui l’est, en revanche, c’est de s’accrocher par peur de décevoir, de perdre la face ou de froisser l’autre. Rester dans une relation qui ne fonctionne plus, c’est condamner le projet à l’immobilisme. Les recherches d’Eisenhardt et Schoonhoven sur les équipes fondatrices sont claires : la qualité de la dynamique entre associés est un facteur déterminant de survie. Un conflit permanent entre fondateurs intoxique toute l’organisation, démotive les équipes et effraie les investisseurs. Dans ces cas-là, la rupture n’est pas un échec, c’est un acte de lucidité.
En définitive, choisir un associé ne devrait jamais se faire à la légère. C’est une décision de long terme, qui exige d’aller au-delà de l’enthousiasme du départ. Elle demande d’évaluer froidement les complémentarités, de réfléchir au futur, de négocier une répartition équitable, de rédiger un pacte solide, et, parfois, de savoir mettre un terme à la collaboration. Comme en amour, les belles histoires existent. Mais en entrepreneuriat comme dans la vie, elles restent l’exception. Le succès ne repose pas sur l’espoir naïf que « tout ira bien », mais sur la préparation minutieuse au jour où, inévitablement, quelque chose ira mal.