TAXE ZUCMAN : ANATOMIE D'UN CLIVAGE FRANCAIS
Chaque décennie en France semble redécouvrir la même querelle : faut-il, et surtout peut-on, imposer davantage les plus grandes fortunes ?
Après l’Impôt sur la Fortune (ISF), supprimé en 2018 puis remplacé par l’Impôt sur la Fortune Immobilière, c’est aujourd’hui la « taxe Zucman » qui occupe la scène. Derrière ce nom devenu slogan, une idée simple et explosive : prélever chaque année deux pour cent sur les patrimoines supérieurs à cent millions d’euros.
L’économiste Gabriel Zucman, qui a donné son nom à cette proposition, avance un constat frappant. Selon ses travaux, les milliardaires français paient en moyenne l’équivalent de 0,3 % de leur patrimoine en impôts, là où un cadre supérieur supporte entre 25 et 45 % de prélèvements sur ses revenus. L’asymétrie saute aux yeux : le travail est lourdement taxé, le capital bien moins. L’argument séduit l’opinion publique. Un sondage récent a montré que plus de 85 % des Français y sont favorables, un consensus rare dans un pays habitué aux fractures sociales. Mais l’accueil est bien plus nuancé dans le monde entrepreneurial.
Lorsqu’on interroge des fondateurs de start-up et des dirigeants d’entreprises, l’enthousiasme disparaît. Un créateur de scale-up parisienne, valorisée au-delà du milliard d’euros, raconte son dilemme. « Sur le papier, mon patrimoine est immense. Dans la réalité, mes revenus annuels couvrent à peine une petite fraction de ce qu’une taxe de deux pour cent représenterait. Si je devais payer chaque année, je n’aurais pas d’autre choix que de vendre une partie de mes parts. Ce serait perdre le contrôle de ma société, affaiblir la confiance de mes investisseurs et peut-être mettre en péril nos projets de croissance. » L’homme soupire avant d’ajouter : « Je commence sérieusement à envisager Zurich. »
Ce témoignage illustre le paradoxe de la richesse illiquide, particulièrement aigu dans l’écosystème technologique français. Des fondateurs sont assis sur des valorisations colossales, mais sans accès direct à ces sommes. La valeur existe, mais elle n’est pas mobilisable. Or, une taxe assise sur la valeur et non sur les flux crée une tension presque insurmontable.
Dans un autre registre, un dirigeant d’un groupe industriel familial confie sa frustration. « Ce n’est pas tant le montant de l’impôt qui m’inquiète. C’est le signal envoyé. Chaque réforme semble pointer les mêmes cibles : ceux qui ont réussi. Nous avons besoin de stabilité, pas de nouvelles expérimentations fiscales tous les cinq ans. Si la France veut retenir ses entreprises, elle doit nous donner de la visibilité. » L’histoire récente nourrit ces inquiétudes : entre 2000 et 2016, plus de dix mille foyers assujettis à l’ISF ont quitté la France, représentant près de trente-cinq milliards d’euros de bases imposables. Même si ces chiffres restent marginaux au regard de l’économie nationale, ils ont marqué durablement la mémoire collective.
Les partisans de la taxe rétorquent que ces menaces d’exil sont largement exagérées. Ils rappellent que la suppression de l’ISF n’a pas déclenché de vague massive de retours et que, malgré une fiscalité élevée, la France reste l’un des pays les plus attractifs pour les investisseurs étrangers, notamment dans la tech et l’industrie de pointe. Pour eux, l’argument central demeure la justice fiscale : il est difficile de défendre un système où un milliardaire paie moins, en proportion de sa richesse, qu’un salarié du secteur public.
Mais au-delà de la confrontation idéologique, la question est profondément technique. Comment évaluer la valeur d’actions non cotées ? Comment traiter la volatilité des marchés financiers ? Comment éviter que la taxe ne pousse à des ventes forcées ou à des montages d’optimisation sophistiqués ? La Norvège, qui pratique déjà une forme d’impôt sur la fortune à hauteur de 0,85 % au-delà de 1,7 million d’euros, offre un exemple instructif. Ces dernières années, plusieurs entrepreneurs norvégiens de la tech ont quitté le pays pour s’installer en Suisse, dénonçant une fiscalité devenue trop lourde. Cette fuite reste limitée mais elle alimente un récit qui inquiète les écosystèmes entrepreneuriaux.
Zucman, lui, répond que la solution n’est pas seulement nationale. Son projet s’inscrit dans une dynamique internationale. Après l’accord sur le taux minimum de 15 % pour les multinationales, pourquoi ne pas imaginer un plancher mondial sur la taxation des ultra-riches ? Une telle coordination, au niveau du G20 ou de l’OCDE, réduirait les risques d’exil individuel et transformerait la taxe en standard plutôt qu’en exception punitive. Mais la faisabilité politique reste incertaine, tant les intérêts divergent entre pays.
En réalité, la taxe Zucman est moins une mesure qu’un révélateur. Elle met en lumière la tension entre deux impératifs : l’exigence d’équité fiscale dans une société fracturée, et la nécessité d’attractivité dans une économie mondialisée où capitaux et talents circulent librement. Les entrepreneurs interrogés insistent sur un point qui dépasse la question du taux : ce qui compte, c’est la prévisibilité. Une fiscalité élevée mais stable est acceptable ; une fiscalité changeante et imprévisible l’est beaucoup moins.
La France se trouve donc face à un dilemme ancien mais toujours actuel. Peut-elle être à la fois un pays qui corrige les inégalités par la fiscalité et un territoire qui attire et retient les créateurs de richesse ? La taxe Zucman, qu’elle voie le jour ou non, a déjà accompli une chose : forcer chacun à regarder cette contradiction en face.
Ce qu’il faut retenir
La taxe Zucman n’est pas qu’une proposition fiscale. Elle agit comme un révélateur d’un dilemme français ancien :
Un impôt ciblé et ambitieux : 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 M€, soit 1 500 foyers concernés, pour un rendement estimé de 15 à 20 milliards d’euros.
Un soutien populaire massif : plus de 85 % des Français y sont favorables, reflet d’une demande d’équité fiscale.
Des entrepreneurs inquiets : fondateurs de scale-up et dirigeants industriels dénoncent le risque de ventes forcées, de perte de contrôle et l’instabilité chronique du cadre fiscal.
Un spectre persistant : l’exil fiscal reste une crainte, nourrie par l’expérience de l’ISF, même si les données empiriques montrent un impact limité à l’échelle nationale.
Une question internationale : sans coordination G20/OCDE, la France risque de jouer seule et d’accentuer la fuite des capitaux ; avec, la taxe pourrait devenir un standard mondial.
Un révélateur politique : plus qu’une mesure technique, la taxe Zucman oblige à affronter une contradiction : peut-on conjuguer justice fiscale et attractivité économique dans un monde où les capitaux et talents sont mobiles ?
Opportunités pour les entrepreneurs
Structurer mieux : optimiser ses holdings et diversifier ses sources de liquidité pour ne pas subir une éventuelle taxe.
Gagner en visibilité : utiliser le débat pour s’affirmer comme une voix entrepreneuriale écoutée et crédible.
Créer de la confiance : afficher transparence et responsabilité fiscale, un atout pour attirer investisseurs et talents.
Diversifier intelligemment : considérer une présence internationale non comme fuite, mais comme stratégie de croissance.
Peser sur la réforme : participer aux discussions avec syndicats, think tanks ou décideurs pour influencer son calibrage.