LA DEFIANCE FRANÇAISE, UN RISQUE MACRO ECONOMIQUE
La France traverse aujourd’hui une phase de défiance aiguë, où le sentiment d’insécurité, économique, sociale et politique, semble s’imposer comme la toile de fond du débat public.
Les enquêtes d’opinion récentes, notamment celles d’Ipsos sur les préoccupations nationales, ne font qu’enregistrer ce climat. Plus de neuf Français sur dix estiment que le pays « va dans la mauvaise direction », et la majorité juge la situation économique « mauvaise ». Ces chiffres, bien que souvent cités, prennent tout leur sens lorsqu’on les met en perspective : ils ne reflètent pas simplement un pessimisme cyclique, mais une désaffection structurelle vis-à-vis du modèle économique et politique français.
L’économie sous tension psychologique
Dans un pays où la confiance des ménages et des entreprises conditionne largement la dynamique de croissance, cette morosité généralisée constitue un facteur de risque majeur. En théorie, les fondamentaux de l’économie française en 2025 ne sont pas catastrophiques : inflation maîtrisée autour de 1 %, emploi relativement stable, industrie en lente reprise. Mais la perception, elle, reste profondément dégradée.
Cette dissociation entre les indicateurs et le ressenti s’explique par une combinaison de facteurs : la stagnation du pouvoir d’achat réel depuis plusieurs années, l’inflation alimentaire durablement perçue comme injuste, et la fiscalité ressentie comme confiscatoire. À cela s’ajoute une visibilité réduite sur les politiques publiques, qui entretient un sentiment d’instabilité. Le consommateur, inquiet, diffère ses dépenses ; l’investisseur, prudent, attend des signaux clairs ; et l’État, pris entre les deux, se retrouve prisonnier d’un équilibre budgétaire fragile.
L’économie française fonctionne donc à bas régime psychologique. Même si les indicateurs macroéconomiques demeurent dans la moyenne européenne, la perception d’une perte de contrôle, sur les prix, les impôts, la sécurité, agit comme un frein diffus sur l’activité. Dans ce contexte, la relance de la consommation ne dépend plus seulement du revenu disponible, mais d’une restauration de la confiance, qui s’érode depuis près d’une décennie.
Un risque politique à court terme
Cette défiance économique se prolonge sur le terrain politique. Lorsque 90 % des citoyens estiment que le pays prend une mauvaise direction, ce n’est pas seulement une évaluation de la conjoncture ; c’est un jugement global sur la capacité du système à répondre aux besoins. L’État, longtemps perçu comme protecteur, est désormais vu comme un acteur distant, voire impuissant. Cette perception ouvre la voie à des mouvements de contestation d’ampleur variable, mais toujours nourris d’un même ressort : la conviction que les institutions ne répondent plus.
À court terme, plusieurs signaux convergent. D’abord, la question du pouvoir d’achat reste explosive : malgré la modération de l’inflation, la hausse des dépenses contraintes (logement, énergie, alimentation) alimente un sentiment d’appauvrissement relatif. Ensuite, le poids fiscal ressenti, amplifié par l’anticipation de hausses d’impôts, fragilise la légitimité budgétaire. Enfin, la montée de la violence perçue et la défiance vis-à-vis des institutions nourrissent un climat anxiogène.
Dans un tel contexte, tout incident politique ou économique, un ajustement fiscal mal calibré, une hausse du chômage, un mouvement social isolé, peut rapidement cristalliser en crise. L’enjeu n’est donc plus seulement économique : il est systémique. La défiance rend le pays plus sensible à la moindre perturbation, car la confiance institutionnelle agit comme amortisseur ; or cet amortisseur est désormais usé.
La spirale de la défiance et ses implications
Historiquement, la France a connu plusieurs cycles où le pessimisme collectif précédait des périodes de tension politique : la crise des années 1990 après Maastricht, les mobilisations sociales de 2010, ou encore la séquence des Gilets jaunes en 2018-2019. Chaque fois, une même mécanique était à l’œuvre : une perception d’injustice économique couplée à un sentiment d’abandon politique.
Le risque aujourd’hui est que cette spirale se reproduise dans un environnement plus contraint. La dette publique dépasse les 110 % du PIB, la croissance attendue reste inférieure à 1 %, et la capacité budgétaire de l’État s’érode. Le pouvoir exécutif dispose donc de peu de marges pour mener des politiques d’apaisement sans compromettre sa trajectoire financière.
Cette équation quasi insoluble rend la gestion du pays particulièrement délicate. Répondre à la demande sociale par la dépense publique alimente le déficit ; y répondre par des réformes fiscales ou des économies attise la colère. Dans les deux cas, la perception d’une impasse politique s’enracine. La défiance se nourrit alors de la contradiction entre promesses et résultats, entre discours et vécu.
Un défi de légitimité
La perception des Français n’est donc pas qu’un état d’âme collectif : elle devient une variable économique et politique à part entière. Dans un monde où les anticipations façonnent la réalité, des marchés financiers à la consommation des ménages, le pessimisme peut devenir performatif. Une population convaincue que tout va mal agit comme si tout allait mal, freinant ainsi les mécanismes de reprise.
Le véritable enjeu des mois à venir n’est pas tant de redresser les indicateurs économiques que de restaurer une forme de légitimité politique et sociale. Cela suppose de rétablir un lien de confiance entre gouvernants et gouvernés, par la clarté du cap, la lisibilité de la fiscalité et la cohérence des politiques publiques. Sans cela, la France risque de s’installer dans une zone grise : ni en crise ouverte, ni en relance réelle, mais dans une lente érosion de la confiance qui mine sa capacité à se projeter.
La perception que les Français ont de leur avenir constitue aujourd’hui l’un des principaux risques macroéconomiques du pays. Elle influence la consommation, l’investissement, la politique budgétaire et, surtout, la stabilité institutionnelle. Dans un contexte où la défiance est devenue un fait social total, les marges de manœuvre économiques se réduisent d’autant que la confiance se délite.
La France n’est pas au bord d’une crise financière ; elle est à la veille d’une crise de croyance. Tant que les citoyens continueront à percevoir l’avenir comme un risque plutôt qu’une opportunité, aucune réforme, aussi rationnelle soit-elle, ne suffira à ranimer la dynamique collective. Restaurer cette croyance dans l’État, dans l’économie, dans la possibilité de progrès sera le défi central du pays au cours des prochains mois.



