INCERTITUDE, TAXES... LA FRENCH TECH SOUS PRESSION
Il y a dix ans, la French Tech représentait l’un des paris les plus ambitieux de l’État français, mais l'horizon s'assombrit.
La French Tech devait être le symbole d’une France réinventée, audacieuse, capable de rivaliser avec les géants de la Silicon Valley et de Shenzen. Dix ans après son lancement, le mouvement a tenu une partie de ses promesses : des licornes, des levées de fonds records, un rayonnement international. Mais depuis deux ans, les signaux virent à l’orange.
Selon Infonet, les levées de fonds françaises ont reculé de 35 % au premier semestre 2025, tandis que les méga-levées ont chuté de 87 %. En 2024 déjà, la baisse atteignait 10 % en valeur et 18 % en volume (Hashtag Avocats). Le ministère de l’Économie, dans son rapport French Partners, notait une contraction de 37 % sur les trois premiers trimestres de 2023. Ces chiffres ne traduisent pas seulement le resserrement monétaire mondial. Ils reflètent aussi une inquiétude spécifique : l’instabilité politique et fiscale française.
La dissolution de l’Assemblée nationale à l’été 2025 a renforcé cette impression de brouillard. À peine les investisseurs digéraient-ils les conséquences de la réforme des retraites et la hausse des taux, qu’un nouveau débat explosait : fallait-il instaurer une « taxe Zucman », contribution annuelle de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros ? Popularisée par l’économiste Gabriel Zucman, cette mesure suscite un soutien massif de l’opinion publique — près de 86 % selon les sondages — mais divise profondément le monde entrepreneurial.
En septembre 2025, 36 figures de la tech française, parmi lesquelles Jean-David Chamboredon (ISAI) et Philippe Corrot (Mirakl), ont signé une tribune dans L’Opinion pour dénoncer la mesure, relayée par Maddyness. Ils estiment qu’une telle taxe « détruirait l’attractivité et l’esprit d’entreprise » en France. Dans le Financial Times, Bernard Arnault, patron de LVMH, et Éric Larchevêque, co-fondateur de Ledger, ont également critiqué l’idée, qualifiée de « communiste » ou « insensée », en soulignant le risque particulier pour les fondateurs de start-ups dont les patrimoines sont illiquides.
Le malaise dépasse la seule fiscalité des ultra-riches. Il touche au climat général. La France reste compétitive sur certains leviers — son vivier d’ingénieurs, ses écoles de pointe, ses dispositifs comme le Crédit d’Impôt Recherche. Mais la perception d’instabilité fiscale agit comme un poison lent. Les investisseurs internationaux se montrent plus sélectifs. Un fonds anglo-saxon cité dans Le Monde expliquait qu’il « préfère attendre » de voir comment se stabiliserait la situation avant de réinjecter massivement dans l’écosystème français.
Ce contexte fragilise aussi la bataille mondiale pour les talents. Les ingénieurs en intelligence artificielle ou en cybersécurité, parmi les profils les plus rares, reçoivent des offres attractives de Berlin, Toronto ou Singapour. La France n’a pas perdu la guerre des cerveaux, mais elle ne peut plus compter uniquement sur son attractivité culturelle et ses coûts de vie relativement bas. Dans un environnement où le package global (salaire, stock-options, fiscalité, stabilité) est scruté de près, chaque incertitude pèse lourd.
Les comparaisons internationales accentuent ce sentiment. L’Irlande continue d’attirer par son impôt sur les sociétés à 12,5 % et son intégration au marché européen. L’Estonie séduit par sa fiscalité numérique simplifiée et son environnement administratif agile. Aux États-Unis, malgré des débats fiscaux internes, la profondeur du marché et la puissance du capital-risque restent inégalées. Dans ce panorama, la France joue sur ses forces — la qualité des talents, des infrastructures solides — mais souffre de sa volatilité politique et fiscale.
Au fond, la French Tech n’est pas en déclin, mais elle se retrouve en tension. Les levées de fonds n’ont pas disparu, mais leur sélectivité s’est accrue. Les start-ups françaises n’ont pas massivement quitté le pays, mais beaucoup explorent une stratégie de double ancrage : conserver une base en France, tout en ouvrant des antennes à Londres, Zurich ou New York pour sécuriser leurs financements et leur fiscalité.
Ce choix n’est pas toujours motivé par un désir d’exil, mais par une logique défensive. Comme le résumait un investisseur dans Maddyness : « Les start-ups n’ont pas besoin d’être rassurées par des subventions ponctuelles. Elles ont besoin de savoir que les règles fiscales et politiques ne changeront pas tous les deux ans. »
La French Tech est donc à la croisée des chemins. Elle a prouvé sa capacité à créer des champions. Elle reste un écosystème riche en talents et en idées. Mais sa crédibilité internationale dépendra de la réponse à une question simple : la France peut-elle offrir la stabilité nécessaire à ceux qui prennent des risques ?
Trois scénarios pour la French Tech
Scénario optimiste : la stabilité retrouvée
Après les turbulences politiques et fiscales, le gouvernement clarifie ses intentions. La taxe Zucman est soit abandonnée, soit calibrée dans un cadre international, et les entrepreneurs obtiennent des garanties de stabilité sur le Crédit d’Impôt Recherche et la fiscalité des stock-options. Les investisseurs étrangers reviennent plus confiants, et les levées de fonds redémarrent. La French Tech reprend son rôle de locomotive européenne, avec une nouvelle génération de scale-ups dans l’IA, la santé et la transition énergétique.
Scénario défensif : la stratégie du double ancrage
L’incertitude persiste. Les réformes fiscales continuent d’évoluer, et les entrepreneurs se protègent en multipliant les bases à l’étranger. Les start-ups conservent une présence française — pour les talents et l’écosystème — mais installent leurs sièges sociaux ou structures de financement à Londres, Zurich ou New York. La French Tech reste vivante, mais fragmentée, et une partie de la valeur créée échappe au pays.
Scénario pessimiste : l’exode silencieux
Les réformes fiscales se durcissent et l’instabilité politique continue. Les levées de fonds chutent durablement, les talents partent à l’étranger et les fonds internationaux ferment leurs poches. La France conserve un vivier d’ingénieurs, mais les projets les plus ambitieux choisissent d’éclore ailleurs. La French Tech ne disparaît pas, mais elle devient un réservoir de compétences au service d’écosystèmes étrangers.
Ces scénarios ne sont pas des prédictions, mais des boussoles. Ils montrent que l’avenir de la French Tech dépend moins d’un indicateur ponctuel que d’une variable clé : la capacité de la France à offrir une vision claire, stable et crédible. Pour les entrepreneurs, s’y préparer, c’est déjà prendre une longueur d’avance.
Ce qu’il faut retenir
La French Tech évolue dans un climat d’incertitude marqué par la baisse des levées de fonds, les débats fiscaux et la compétition internationale pour les talents. La perception d’instabilité pèse plus que les taux eux-mêmes : elle freine les investisseurs, fragilise le recrutement et pousse les start-ups à envisager une internationalisation défensive.