DNC : L'ETAT SANITAIRE A L'EPREUVE DU MONDE AGRICOLE
La dermatose nodulaire contagieuse (DNC) agit comme un révélateur brutal des tensions accumulées entre l’État français et le monde de l’élevage.
Maladie virale bovine, hautement transmissible par les insectes piqueurs, sans traitement curatif et sans danger pour l’homme, elle place la puissance publique face à un dilemme classique mais rarement assumé politiquement : faut-il viser l’éradication à tout prix, ou accepter une gestion durable du risque sanitaire ? Derrière cette alternative technique se joue en réalité une crise plus profonde, celle de la légitimité de l’action publique dans les campagnes.
Une maladie animale, un choc humain
Sur le plan strictement vétérinaire, la DNC est redoutable. La transmission vectorielle rend inefficaces les logiques classiques d’isolement des animaux malades. Une exploitation peut respecter scrupuleusement les règles de biosécurité sans pour autant être protégée. Le virus circule avec les insectes, franchit les clôtures, traverse les exploitations. Dans ce contexte, l’abattage sanitaire apparaît, du point de vue administratif, comme la seule réponse permettant d’espérer une éradication rapide.
Mais ce raisonnement sanitaire abstrait se heurte à une réalité humaine brutale. L’abattage total ou partiel d’un troupeau ne constitue pas seulement une perte économique. Il s’agit d’une destruction du capital vivant, souvent construit sur plusieurs années, parfois sur plusieurs générations. Chaque animal abattu représente du temps, de la sélection génétique, du soin quotidien, et un projet de vie. Le traumatisme est d’autant plus violent que la maladie n’est pas transmissible à l’homme, et que les animaux ne meurent pas systématiquement. Pour beaucoup d’éleveurs, la mesure est vécue comme une violence symbolique infligée au nom d’un principe sanitaire désincarné.
L’illusion de l’éradication parfaite
L’argument central de l’État repose sur une promesse : éradiquer la DNC avant qu’elle ne s’installe durablement sur le territoire. Or cette promesse est scientifiquement fragile. Les échanges récents l’ont clairement montré : même avec une vaccination généralisée, l’éradication est biologiquement possible mais extrêmement difficile à garantir.
Plusieurs limites structurelles s’imposent. D’abord, la vaccination n’est pas stérilisante : elle réduit les symptômes et la charge virale, mais n’empêche pas totalement la circulation du virus. Ensuite, la transmission par les insectes rend illusoire toute maîtrise absolue des flux. Enfin, aucune campagne vaccinale n’atteint une couverture parfaite, que ce soit pour des raisons logistiques, économiques ou humaines. À cela s’ajoute le risque constant de réintroduction depuis des zones voisines, nationales ou européennes.
En d’autres termes, l’éradication n’est pas une certitude, mais un pari. Un pari coûteux, socialement explosif, et politiquement risqué.
Vivre avec la maladie : un tabou français ?
Face à ce constat, une autre stratégie existe : gérer durablement la DNC, plutôt que prétendre l’effacer. Cette approche n’a rien de théorique. Elle est déjà mise en œuvre dans plusieurs pays confrontés à la maladie, où l’objectif n’est plus l’éradication immédiate, mais la réduction des impacts sanitaires, économiques et sociaux.
Concrètement, cela suppose une vaccination massive et continue, intégrée dans le calendrier sanitaire ordinaire, une surveillance renforcée permettant de détecter rapidement les foyers, une lutte active contre les insectes vecteurs, et une biosécurité adaptée aux réalités de terrain. Cette stratégie n’élimine pas totalement la maladie, mais elle permet de préserver les élevages, d’éviter les chocs brutaux, et de stabiliser la filière dans le temps.
Le refus implicite de cette option en France tient moins à des arguments scientifiques qu’à des contraintes institutionnelles : normes européennes, enjeux d’exportation, culture administrative de l’éradication, et peur politique d’assumer publiquement que certaines maladies animales deviennent endémiques.
L’abattage sanitaire comme crise de gouvernance
Le cœur du conflit ne réside donc pas uniquement dans la DNC. Il réside dans la manière dont la décision est prise. L’abattage sanitaire est vécu par de nombreux éleveurs comme une injonction verticale, décidée loin du terrain, appliquée de manière uniforme, et justifiée par des modèles épidémiologiques qui peinent à intégrer la diversité des situations locales.
Ce sentiment d’injustice est aggravé par la question des indemnisations. Même lorsqu’elles sont prévues, elles arrivent souvent tard, ne couvrent pas l’ensemble des pertes indirectes, et ne compensent jamais la désorganisation profonde des exploitations. L’État indemnise, mais il ne répare pas. Il solde comptablement une crise qu’il a contribué à provoquer socialement.
Subsidiarité sanitaire : décider autrement, pas décider moins
La crise actuelle révèle un impensé majeur des politiques sanitaires françaises : l’absence de véritable subsidiarité. Il ne s’agit pas de laisser chaque territoire improviser sa réponse, mais de reconnaître que la décision sanitaire gagne en efficacité et en légitimité lorsqu’elle est co-construite.
Les vétérinaires de terrain, les groupements de défense sanitaire, les organisations de filière disposent d’une connaissance fine des dynamiques locales, des pratiques d’élevage et des risques réels. Les associer en amont aux arbitrages — et pas seulement à l’exécution — permettrait de sortir de la logique binaire actuelle : abattre ou subir.
Une gouvernance territorialisée, encadrée par des objectifs nationaux clairs, mais flexible dans ses moyens, offrirait une alternative crédible à la centralisation rigide actuelle.
Un choix collectif, pas une vérité scientifique
Le débat sur la DNC n’oppose pas la science à l’irrationalité paysanne. Il oppose deux visions de l’action publique. D’un côté, une stratégie d’éradication ambitieuse, techniquement cohérente, mais humainement et socialement destructrice. De l’autre, une gestion durable du risque, imparfaite sur le plan sanitaire, mais plus compatible avec la réalité des élevages et la stabilité des territoires ruraux.
Il n’existe pas de solution parfaite. Il existe un choix collectif, qui doit être assumé politiquement. Continuer à présenter l’abattage sanitaire comme une évidence technique, sans reconnaître sa dimension tragique, ne fait qu’approfondir la fracture entre l’État et ceux qui nourrissent le pays.
Reconstruire la confiance suppose un changement de posture : accepter l’incertitude, reconnaître les limites de l’éradication, et considérer les éleveurs non comme des variables d’ajustement sanitaires, mais comme des acteurs à part entière de la politique de santé animale.



