Crédits carbone : genèse, mutation et avenir d’un instrument clé du financement de la transition
Par Thibaut Savoye, expert du marché du carbone depuis 2020
Comprendre pour agir
Depuis 2020, j’ai eu la chance d’observer et de participer à la structuration du marché du carbone en Europe en déployant l’offre de Carbone Farmers pour financer la transition de l’agriculture.
Il me semble intéressant de partager mon expérience il dans ces colonnes et de faire un bref historique du marché, un point de situation et proposer un scénario d’anticipation sur le rôle du crédit carbone pour financer la transition.
En 1800, l’atmosphère terrestre contenait environ 280 parties par million (ppm) de CO₂. En 2025, cette concentration a atteint 423 ppm : dans un million de molécules d’air, 423 sont désormais des molécules de dioxyde de carbone. Le lien entre cette accumulation et le réchauffement global est scientifiquement établi depuis plus de trente ans. Le premier rapport du GIEC, publié en 1990, avait déjà mis en évidence la très forte probabilité d’un lien causal entre les activités humaines et la hausse des températures.
I. Aux origines du crédit carbone : du GIEC au Protocole de Kyoto
Lorsque la communauté internationale signe, en 1992, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, elle reconnaît pour la première fois qu’il existe une externalité négative globale : les émissions de gaz à effet de serre (GES). Mais comment en limiter la production ? En 1997, le Protocole de Kyoto innove en introduisant des mécanismes de marché. L’idée est simple : plutôt que d’imposer une contrainte uniforme, on laisse les acteurs échanger des droits d’émission afin de réduire le coût global de la transition. Trois instruments fondateurs voient le jour.
1. Le Mécanisme de développement propre (MDP)
Il permet à un pays industrialisé de financer un projet de réduction d’émissions dans un pays en développement. Les tonnes évitées y sont converties en crédits de réduction certifiée des émissions (CERs), que l’investisseur peut utiliser pour atteindre ses propres objectifs.
2. La Mise en œuvre conjointe (MOC / Joint Implementation)
Même principe, mais entre pays industrialisés. Les projets génèrent des unités de réduction d’émission (ERUs). Ces deux mécanismes ont constitué les premiers transferts internationaux de crédits carbone.
3. Le commerce international des droits d’émission (IET)
Chaque pays reçoit un quota d’émission (les AAUs, Assigned Amount Units). Les États émettant moins que leur quota peuvent vendre leurs excédents.
C’est l’embryon des marchés du carbone contemporains, dont l’Union européenne tirera son propre système, le EU ETS.
Le bilan de Kyoto est contrasté : les mécanismes ont permis des investissements massifs dans les énergies renouvelables ou la valorisation du méthane, mais ils ont aussi révélé les limites de l’approche : lourdeur administrative, asymétrie Nord-Sud, dépendance à des méthodologies variables.
Malgré tout, ils ont installé une logique nouvelle : la réduction du carbone peut être financée par le marché.
II. L’ère des marchés réglementés : l’affirmation des ETS
Vingt-cinq ans après Kyoto, la logique de quotas s’est imposée. En 2025, 38 systèmes de quotas d’émissions (ETS) sont opérationnels dans le monde et une vingtaine d’autres sont en préparation. Ensemble, ils couvrent environ 23 % des émissions mondiales de GES.
L’Union européenne reste le laboratoire principal de ce modèle.
1. Le cas du EU ETS : moteur et baromètre
Créé en 2005, le système européen d’échange de quotas (EU ETS) couvre aujourd’hui près de 40 % des émissions de l’UE.
Son fonctionnement repose sur un cap : un plafond d’émissions global qui diminue chaque année. Les quotas (EUAs) sont attribués, partiellement gratuits, puis échangés sur un marché secondaire. Les entreprises qui émettent moins que leur allocation peuvent vendre l’excédent ; celles qui dépassent doivent acheter.
Depuis 2021, la réforme Fit for 55 a durci le système : réduction accélérée des quotas gratuits, extension progressive au secteur maritime et création d’un nouveau marché (ETS II) couvrant le transport routier et le chauffage des bâtiments.
Un mécanisme d’ajustement automatique, la Market Stability Reserve (MSR), retire ou remet des quotas en circulation selon la tension du marché afin d’en stabiliser le prix.
2. Prix et volatilité
Le prix du carbone européen s’établit autour de 70 à 80 €/tCO₂ en 2025, après avoir dépassé les 100 € en 2022. Les projections pour 2030 évoquent 100 à 150 €/t, selon le rythme de réduction du cap.
Cette valorisation crée de forts signaux économiques : électrification des procédés, investissements dans l’efficacité énergétique, et transfert des coûts vers les produits finaux.
Mais elle s’accompagne d’une volatilité importante, sensible aux cycles économiques et aux anticipations politiques.
3. Le CBAM : vers une géopolitique du carbone
Introduit en 2023, le Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM) impose aux importateurs de payer un prix du carbone équivalent à celui du EU ETS sur certains produits (acier, ciment, engrais…).
Ce dispositif vise à prévenir les fuites de carbone et à protéger la compétitivité européenne, tout en incitant les pays tiers à mettre en place leurs propres politiques climatiques.
C’est la première étape d’une tarification mondiale du carbone par interconnexion des marchés.
4. Un modèle en diffusion mondiale
La Chine a lancé en 2021 son ETS national, déjà le plus vaste par volume d’émissions couvertes. La Corée du Sud, la Californie, le Royaume-Uni ou encore le Québec disposent de systèmes actifs.
Des économies émergentes – Brésil, Inde, Indonésie, Turquie – testent des modèles hybrides combinant quotas et crédits domestiques.
L’horizon 2030 pourrait voir naître les premières interconnexions formelles entre marchés régionaux, créant une véritable infrastructure mondiale du prix du carbone.
Là où Kyoto avait posé les bases, l’UE a transformé l’expérimentation en outil macroéconomique : le carbone est désormais un signal de politique industrielle.
III. Le marché volontaire : du Far West à la reconstruction de la confiance
En marge des marchés réglementés s’est développé un autre espace, plus souple et plus libre : celui du marché volontaire du carbone. C’est là que les entreprises, les institutions, mais aussi de simples citoyens, choisissent d’acheter des crédits carbone pour compenser leurs émissions ou, plus exactement aujourd’hui, pour contribuer à la neutralité climatique. Ce marché repose sur une idée d’une simplicité presque désarmante : une tonne de dioxyde de carbone évitée ou retirée de l’atmosphère peut équilibrer une tonne émise ailleurs, à condition que cette équivalence soit réelle, mesurable et vérifiée.
Au fil du temps, deux grandes familles de crédits se sont dessinées. Les premiers relèvent de la réduction ou de l’évitement : il s’agit de projets qui empêchent qu’une émission ne se produise, qu’il s’agisse d’installations d’énergies renouvelables, d’opérations d’efficacité énergétique, de la protection de forêts existantes ou encore de procédés de méthanisation. Les seconds, plus récents et plus recherchés, concernent la séquestration ou l’élimination du carbone : reforestation, agroforesterie, stockage du carbone dans les sols, production de biochar ou technologies de capture directe de l’air (DACCS, BECCS). Ces crédits de séquestration incarnent aujourd’hui le futur des stratégies dites « net zéro », car ils s’attaquent directement au stock de carbone déjà présent dans l’atmosphère.
Entre 2021 et 2022, le marché volontaire a connu une expansion spectaculaire, frôlant les deux milliards de dollars de transactions et représentant environ 300 millions de tonnes de CO₂ échangées. Cet essor rapide, nourri par l’enthousiasme des entreprises soucieuses d’afficher des engagements climatiques, a cependant laissé place à une crise de confiance. L’année 2023 a marqué un tournant brutal : plusieurs enquêtes ont mis en lumière l’intégrité discutable de certains projets forestiers, notamment ceux du programme REDD+. Le doute s’est installé, les prix se sont effondrés et le marché a vacillé, pris dans la tourmente d’une remise en question nécessaire.
Depuis 2024, une phase de reconstruction méthodique est engagée. Trois grandes réformes en ont posé les fondations. D’abord, l’Integrity Council for the Voluntary Carbon Market (ICVCM), qui a publié les Core Carbon Principles, un référentiel exigeant destiné à garantir la qualité et la traçabilité des crédits. Ensuite, la Voluntary Carbon Markets Integrity Initiative (VCMI), qui encadre la communication des entreprises afin d’éviter les excès du greenwashing et d’établir des règles d’usage plus claires. Enfin, l’Article 6 de l’Accord de Paris, qui ouvre la possibilité pour certains crédits volontaires d’être reconnus au niveau international — les fameux ITMOs — et intégrés aux objectifs nationaux de réduction d’émissions. Ces trois piliers, chacun à leur manière, visent à reconnecter le marché volontaire à l’économie réelle de la transition et à ses engagements collectifs.
En 2025, un nouvel équilibre s’esquisse. Les prix, désormais, traduisent la qualité bien plus que la quantité. Les crédits issus de projets d’énergies renouvelables ou de reforestation simple se négocient à quelques dollars la tonne, tandis que ceux provenant du biochar ou des technologies de capture directe atteignent parfois le millier de dollars. Cette hiérarchie reflète une maturité nouvelle : le marché a compris que toutes les tonnes de CO₂ ne se valent pas. Mieux mesurées, plus durables et plus difficiles à produire, les tonnes séquestrées ou éliminées s’imposent comme la référence d’intégrité. Le volume global échangé demeure modeste — environ 250 à 300 millions de tonnes en 2025 — mais la tendance est claire : la valeur se déplace vers la crédibilité.
Cette montée en exigence s’appuie sur une révolution silencieuse : la digitalisation du suivi et de la vérification, connue sous le nom de MRV (Monitoring, Reporting, Verification). Grâce aux satellites, à la blockchain et à l’intelligence artificielle, il devient possible de mesurer quasi en temps réel les flux de carbone, d’authentifier les données et de prévenir les doubles comptes. Ce tournant technologique ne se limite pas à la transparence ; il en est la condition. En réduisant les coûts de contrôle et en automatisant les échanges, il ouvre la voie à des marchés interopérables, fluides et dignes de confiance.
Dans cette nouvelle configuration, le monde agricole occupe une place singulière. Longtemps perçu comme un secteur émetteur, il devient peu à peu un acteur majeur de la séquestration. Les projets de captation dans les sols, d’agroforesterie ou de biochar associent désormais réduction du carbone et restauration des écosystèmes. Ils produisent des co-bénéfices — biodiversité, régénération des sols, gestion de l’eau très recherchés par les acheteurs. Encore faut-il en garantir l’additionnalité, la permanence et la traçabilité. C’est précisément la mission d’acteurs de confiance tels que FarmVault de la Climate Agriculture alliance, qui assurent que chaque ferme, chaque parcelle, chaque crédit est unique et n’entre dans aucun double comptage.
Ainsi, l’agriculture ne vend plus seulement des produits, mais des services climatiques. Ce glissement est fondamental : il lie le revenu du producteur à la régénération de son environnement et crée un alignement inédit entre économie et écologie. Dans ce cadre, la tonne de carbone devient un instrument de transformation agricole, autant qu’un actif financier.
Pour les développeurs de projets, la leçon est claire : il faut investir dans des méthodologies robustes, s’appuyer sur des outils numériques de suivi et anticiper le renforcement des standards de qualité. Pour les entreprises acheteuses, le crédit carbone ne doit plus être un simple alibi de compensation, mais un engagement d’impact. La transparence devient une valeur économique : elle détermine la confiance, et donc le prix.
Le marché volontaire du carbone sort lentement de son âge d’or naïf pour entrer dans celui de la maturité. Après le Far West, vient le temps des fondations. L’enjeu n’est plus de multiplier les transactions, mais d’en garantir la vérité. Derrière chaque tonne échangée, il ne s’agit plus seulement de compenser une émission, mais de construire la crédibilité d’une transition.
IV. Scénario d’anticipation : le marché du carbone à l’horizon 2030
La prochaine décennie sera décisive. Trois dynamiques structurelles redéfinissent déjà le paysage.
1. De la quantité à la qualité
L’époque où l’on jugeait un portefeuille carbone à son volume touche à sa fin.
Les acheteurs recherchent désormais des crédits traçables, additionnels et intégrés dans les cadres nationaux.
Les crédits “low cost” issus d’anciens projets REDD+ ou renouvelables sans additionnalité disparaissent progressivement du marché.
2. L’hybridation des marchés
La frontière entre marché réglementé et marché volontaire s’estompe.
Les transferts internationaux de l’Article 6, les cadres nationaux de certification (CRCF en Europe, Carbon Standard au Royaume-Uni, J-Credit au Japon) convergent vers un écosystème interconnecté.
Le carbone devient un actif environnemental mondial, comparable à l’électricité ou aux matières premières, mais régi par des règles d’intégrité.
3. La digitalisation intégrale
D’ici 2030, la quasi-totalité des crédits sera émise et suivie sur des registres numériques.
L’IA permettra d’automatiser les calculs d’additionnalité et de permanence, tandis que la blockchain garantira la traçabilité des transactions.
Cette infrastructure distribuée constituera le système nerveux du marché mondial du carbone.
4. Le rôle clé de l’agriculture et des écosystèmes naturels
Le monde agricole jouera un rôle de premier plan.
Avec plus de 10 % des émissions mondiales mais aussi un potentiel de séquestration considérable, il représente à la fois le problème et la solution.
Les crédits issus du carbon farming et de la régénération des sols devraient connaître une forte croissance, soutenue par la demande européenne et les politiques agricoles révisées (PAC 2025 et au-delà).
5. Les chiffres du futur
Les projections les plus prudentes évoquent un marché mondial de 1,5 à 2 gigatonnes de CO₂ échangées par an d’ici 2030, pour une valeur de 100 à 200 milliards de dollars.
Les prix des crédits “removal” pourraient se stabiliser entre 80 et 120 $/tCO₂, tandis que les projets de séquestration agricole de haute qualité atteindraient 30 à 50 €/tCO₂.
L’Europe, grâce à la CRCF (Carbon Removal Certification Framework), pourrait imposer un standard mondial de qualité et devenir le centre névralgique de la finance carbone crédible.
6. Le carbone comme actif stratégique
Le crédit carbone n’est plus un simple titre de compensation : c’est un actif stratégique au croisement de la finance, de la politique industrielle et de la souveraineté climatique.
Il influence les choix d’investissement, la compétitivité des filières et l’allocation du capital dans l’économie réelle.
Sa valorisation reflète désormais la transformation structurelle de nos modèles productifs.
Conclusion – Du symbole au levier
En à peine trente ans, le marché du carbone a profondément muté et s’est développé parfois de façon anarchique. Il est encore au stade de l’adolescence, avec ses aspects rebelles et quelques éléments de structure qui définissent un axe, celui de la fixation du prix de la tco2e qui sera le défi de la décennie qui vient si nous ne voulons pas hypothéquer sérieusement notre confort sur cette planète. Faisons confiance au marché pour fortifier le marché carbone et lui permettre de prendre son rôle adulte d’acteur systémique de la transition post fossile.
Article rédigé par Thibaut Savoye, expert du marché du carbone, fondateur de Carbone Farmers, consultant en stratégies à Trigger




