Librement inspiré de l’article de Kołakowski, Leszek. « Comment être « socialiste-conservateur-libéral », traduit en français dans la revue Commentaire. 1978, vol.4 no 4. p. 455‑456.
« Avancez vers l’arrière, s’il vous plaît ! » Voilà ce que j’ai entendu un matin, dans un bus bondé à Paris. C’est une injonction à la fois contradictoire et pleine de sens. J’en ferais volontiers la devise d’une nouvelle et puissante initiative pour la France.
Un conservateur croit fermement :
• Que le changement a toujours un prix. Quand le marché et les nouvelles technologies transforment notre tissu économique et social, quand le Parlement légifère ou le gouvernement décrète pour améliorer notre quotidien, quand des prérogatives souveraines sont déléguées à des instances supranationales : l’histoire nous enseigne que la compatibilité entre les traditions et certains maux est souvent plus grande qu’avec des biens nouveaux. On ne jouit jamais pleinement de toutes les libertés et de toutes les protections à la fois. Mais la vision d’une société à la fois parfaitement libre, égalitaire et courant continuellement après de nouvelles formes de progrès est une utopie.
• Que certaines institutions traditionnelles se révèlent plus solides qu’on ne le croit. Famille, nation, pratiques religieuses et culturelles : ces formes de vie en société sont indispensables à la cohésion et à la paix sociale. Face à la mondialisation et à la perte des repères historiques, elles contribuent à protéger la terre et la civilisation que nous souhaitons transmettre à nos enfants. Transformer sans cesse la famille pour répondre à toutes les formes de préférences individuelles susceptibles d’émerger, laisser les jeunes citoyens, en s’isolant avec les réseaux sociaux, devenir la proie des pièges portés par des intérêts économiques ou géopolitiques inamicaux, ou encore accepter un communautarisme religieux incompatible avec nos valeurs — rien ne nous garantit que ces idées, parfois défendues au nom d’un progrès radical et d’une quête du bien, n’engendreront pas finalement un désordre.
• Que l’idée d’éradiquer tous les vices humains via l’action publique est une illusion. Depuis les Lumières, certains rêvent d’une organisation parfaite. Mais nos penchants, loin d’être uniquement produits par un contexte social déficient, puisent leurs racines dans la nature humaine. L’histoire regorge d’exemples où l’imposition d’un modèle « vertueux » s’est transformée en despotisme. Lorsqu’on promet un monde meilleur par la seule vertu d’abandonner les formes traditionnelles de vivre-ensemble, l’aboutissement est souvent un travestissement de l’ordre ancien et une oppression.
Un libéral croit fermement :
• Que la première mission de l’État reste la sécurité, en vue de protéger la propriété privée et les libertés individuelles. À la notion classique de sécurité physique, nous avons depuis deux siècles ajouté la protection sociale ; l’accès aux soins et la lutte contre les pandémies ; l’éducation ; le financement des infrastructures nécessaires à notre défense et à la vie économique. Mais en multipliant les normes pour protéger, l’Etat finit par freiner l’initiative. La réglementation croît sans cesse, l’innovation et la liberté en souffrent, les impôts et le carcan administratif s’alourdissent. En fin de compte l’épanouissement individuel est bridé. À force de vouloir faire le bonheur de tous, l’État étouffe la liberté.
• Que nous sommes menacés de stagnation, mais aussi de régression, si l’État devient trop envahissant et si nous nous accommodons d’un paternalisme politique. Dans un monde en mutation rapide, trop de dépendances hiérarchiques, de strates administratives, d’impôts ou de normes tuent dans l’œuf l’énergie créative. L’administration n’est pas la mieux placée pour nous dire quoi faire. Lorsque le coût individuel de l’erreur est plus faible, singulièrement dans la haute fonction publique, la pensée rigoureuse est plus rare - alors que dans la sphère économique privée, l’échec à des conséquences immédiates. Nous ne sommes pas des moutons de panurge.
• Qu’il est probable qu’une société dans laquelle la compétitivité et l’excellence du système éducatif sont anéantis au profit de l’égalité entre tous ne peut plus créer ni progresser. Les sociétés sont, par nature, exposées à la régression, voire à l’effondrement, si elles s’enferment dans un nivellement par le bas au nom de l’égalitarisme. La véritable méritocratie n’est pas un remède à l’inégalité mais la justifie. La concurrence, la prise de risque et la juste égalité des chances, restent des moteurs indispensables pour accéder à d’avantage d’égalité. Autrement dit, on peut souhaiter améliorer les perspectives des plus défavorisés, mais il faut alors en même temps soutenir les plus doués.
Un progressiste croit fermement :
• Que la société est en perpétuelle évolution. Se cramponner à la peur du changement, c’est s’exposer à l’obsolescence. Face aux nouveaux défis - changement climatique, migrations, révolution numérique et domination des GAFAM, affaiblissement des alliances et conflits internationaux - la stagnation est une défaite. Des réformes audacieuses valent toujours mieux que l’inaction. Mais les restrictions à la liberté qu’entraînent des réponses fortes par les pouvoirs publics doivent être appelées par leur nom, et ne pas être présentées comme une forme supérieure de liberté.
• Que l’égalité des chances est un idéal à poursuivre et dont il faut sans cesse repousser les frontières. Offrir à chacun la possibilité de s’épanouir est un cap exigeant. L’État a pour rôle d’arbitrer, d’organiser la solidarité, de redistribuer et de corriger les injustices. Il ne doit pas se soustraire à ses responsabilités y compris dans les champs des libertés individuelles et de la propriété privée - sans pour autant tomber dans un assistanat destructeur ni dans la mise en accusation des entrepreneurs et des plus riches, dont le socialisme a montré les effets dévastateurs.
• Qu’il faut redresser le capitalisme et ses excès, si possible en continuant d’en profiter. Cela nécessite des contrôles et une bureaucratie. Mais un rejet du progrès technique permis par le modèle capitaliste nous condamnant à l’archaïsme, il faut trouver des accommodements. Les nouvelles technologies civiles et de défense, l’intelligence artificielle, ou encore les découvertes scientifiques pour augmenter l’humain : le progrès peut être suspect aux yeux mêmes des progressistes. Il doit être corrigé, afin de contribuer à un monde meilleur, par l’imposition de normes sociales ou environnementales.
Toutes ces idées ne se contredisent pas nécessairement. Être à la fois conservateur, libéral et progressiste, ce serait naturellement admettre que la réalité est trop complexe pour se laisser enfermer dans une seule étiquette. Ce serait aussi conserver ce qui, depuis des siècles, structure nos sociétés — la famille, la culture, les libertés essentielles —, tout en protégeant nos acquis sociaux et en embrassant les progrès qui peuvent améliorer le sort de tous. Ni l’obsession du grand soir social et l’archipel du goulag, ni la frilosité d’un ordre établi figé ne nous sauveront. Quant à cette puissante et nouvelle initiative que je mentionnais au début, pourquoi n’adviendrait-elle pas ?