BIEN-ETRE DE L'ENTREPRENEUR EN CROISSANCE : LA TENSION DES SOMMETS
À l’heure où la performance économique est de plus en plus scrutée, la santé psychique des dirigeants ne peut plus être reléguée au rang de variable d’ajustement.
Quand une entreprise entre en phase de forte croissance, son dirigeant avance sur une corde raide. Les perspectives sont stimulantes, mais la pression est telle que l’équilibre peut se rompre. Accélération des investissements, multiplication des responsabilités, gestion de plus en plus complexe des équipes et exigences accrues des marchés et des investisseurs : tous ces éléments convergent et créent un risque majeur, celui du burn-out. L’épuisement professionnel n’est pas une image d’Épinal, mais un phénomène documenté. Selon une étude menée par l’AIPALS, plus de la moitié des dirigeants interrogés sont en situation de risque, et près de 10 % sont déjà dans une zone critique. Une autre enquête récente de Generali indique que 66 % des chefs d’entreprise français déclarent être en état d’épuisement, en hausse de plus de vingt points en un an. Ces chiffres révèlent une réalité inquiétante : la croissance économique ne peut être dissociée de la santé psychique de celles et ceux qui la pilotent.
Les causes de cet épuisement sont multiples et souvent structurelles. L’allongement des horaires et l’impossibilité de déléguer certaines décisions pèsent lourdement. Le manque de visibilité économique accentue encore la charge mentale, comme l’a montré une enquête de Malakoff Humanis qui identifie l’incertitude et le changement de rythme comme les principales sources d’inquiétude. Les dirigeants employeurs, parce qu’ils portent la responsabilité de leurs salariés, sont encore plus exposés que les indépendants solitaires. Les symptômes apparaissent tôt : troubles du sommeil, irritabilité, sentiment d’isolement. Le baromètre Ticket for Change souligne que 40 % des dirigeants engagés dans l’économie à impact déclarent ne pas être en bonne santé mentale, un chiffre bien supérieur à la moyenne. Ici, l’exigence morale de « faire bien et utile » renforce encore la pression.
Pour éviter la spirale, certains leviers peuvent être actionnés. La gestion du temps est centrale : savoir hiérarchiser, poser des limites, réserver des plages non négociables pour le repos ou la réflexion stratégique. La délégation constitue un autre pilier, car le refus de partager les responsabilités finit par enfermer le dirigeant dans une solitude toxique. Les routines personnelles — sommeil, sport, loisirs, alimentation — jouent également un rôle déterminant. Les chercheurs de l’Observatoire Amarok rappellent que les troubles du sommeil sont souvent le premier signal d’alerte. Les outils numériques de productivité peuvent aider, mais à condition qu’ils ne deviennent pas une injonction supplémentaire à la performance. De plus, il est essentiel de briser l’isolement, en s’appuyant sur des pairs, des mentors, des coachs ou des thérapeutes. L’ouverture à des réseaux permet de relativiser ses difficultés et d’échanger des solutions pratiques. C’est ce que tentent d’organiser, à leur échelle, des structures françaises comme Réseau Entreprendre, qui a lancé des ateliers bien-être, des séances de coaching et même des programmes de soutien au couple, ou encore SOS Entrepreneur, qui propose un accompagnement confidentiel pour les dirigeants en détresse.
Ces initiatives, encore modestes, sont révélatrices d’une prise de conscience naissante. Le bien-être du dirigeant devient un enjeu de compétitivité économique. D’autres pays ont pris de l’avance. Les pays nordiques intègrent souvent le suivi psychologique dans leurs systèmes de protection sociale, l’Allemagne subventionne des formations à la gestion du stress pour les PME, et aux États-Unis, certaines scale-ups financées par des investisseurs mettent en place des programmes internes de mindfulness et de retraites de leadership, conscients que l’épuisement coûte cher en productivité et en innovation. En France, l’écosystème reste fragmenté, et la culture du dirigeant « invulnérable » demeure forte, mais les mentalités commencent à évoluer.
Reste que la croissance pose des dilemmes. Comment concilier attractivité et équité quand l’entreprise doit séduire les talents en affichant une culture exigeante, au risque de créer elle-même un climat de tension ? Comment innover à marche forcée tout en respectant les régulations liées à la santé au travail ? Comment afficher confiance et maîtrise pour rassurer investisseurs et salariés, tout en reconnaissant ses fragilités ? Et comment ne pas sacrifier sa vie personnelle quand la quête de financement et d’expansion internationale impose un rythme effréné ? Ces tensions ne peuvent être évacuées : elles doivent être reconnues et intégrées à la stratégie.
L’avenir dépendra de la façon dont dirigeants, investisseurs et pouvoirs publics traiteront ce sujet. Trois trajectoires sont envisageables. Dans la plus optimiste, le bien-être des dirigeants devient un indicateur clé, encouragé par les pouvoirs publics et exigé par les investisseurs. Les entreprises qui savent protéger leurs leaders attirent les talents et gagnent en crédibilité internationale. Dans un scénario plus défensif, la prise de conscience progresse mais les pratiques restent disparates : certains dirigeants bénéficient de dispositifs, d’autres s’épuisent en silence, et la croissance continue au prix d’un coût humain élevé. Le scénario pessimiste serait celui d’une crise larvée : burn-outs massifs, démissions précipitées, perte de compétitivité internationale, et une défiance accrue des investisseurs face à un écosystème jugé peu résilient.
Ce qu’il faut retenir
Une proportion très élevée de dirigeants français — dans les TPE, PME ou structures à
impact — est exposée au risque de burn-out, voire vit déjà des symptômes (manque de sommeil, santé mentale fragilisée, sentiment d’isolement).
Les principaux facteurs déclencheurs incluent la charge de travail (et la difficulté à déléguer), le manque de visibilité économique, l’absence de routines de bien-être, l’isolement, et la pression morale ou sociétale liée à la mission.
Des outils concrets : priorisation, délégation, gestion stricte du temps, création de routines (sommeil, sport, loisirs), soutien psychologique, mentorat, pairs.
En France, un tissu associatif et des réseaux (Réseau Entreprendre, SOS Entrepreneur, Initiative France, CPME / Amarok) offrent des dispositifs d’accompagnement ou de prévention.
Les dilemmes sont nombreux : performance vs durabilité, innovation vs régulation, visibilité vs vulnérabilité. Ne pas choisir de les ignorer mais de les explorer.
Opportunités pour les entrepreneurs :
Intégrer le bien-être du dirigeant dans la proposition de valeur de l’entreprise : une entreprise dirigée par quelqu’un en bonne forme mentale attire plus facilement des talents, des investisseurs attentifs à la durabilité, et améliore la rétention. Le bien-être du dirigeant peut devenir un élément de marque employeur et de culture organisationnelle.
Offrir de la transparence à ses parties prenantes : communiquer non seulement sur les résultats financiers, mais aussi sur les pratiques de santé mentale, les horaires raisonnables, le turnover, les efforts de gouvernance. Cela peut rassurer les investisseurs institutionnels ou les grandes entreprises clientes qui s’intéressent à l’ESG.
Structurer son leadership pour qu’il soit scalable : cela suppose d’investir dans le management intermédiaire, dans l’autonomie des équipes, d’utiliser des outils de décision collectifs pour ne pas concentrer tout sur le dirigeant. Cela réduit non seulement le risque personnel, mais accroît la résilience de l’organisation.
Se servir des aides existantes : identifier les programmes locaux ou nationaux d’accompagnement, de formation, de soutien psychologique. Coût modéré, impact important. En phase de croissance, budgétiser également le bien-être (coaching, journée off, formation sur la résilience) comme ligne de dépense stratégique.