ABONDANCE OU RARETE : LE CHOIX DE MINDSET QUI FAÇONNE VOTRE AVENIR
Deux visions dominantes, presque archétypales, traversent l’histoire économique et la psychologie de la décision : la logique de rareté et la logique d’abondance.
L’entrepreneuriat n’est jamais une aventure purement économique. Il est, avant tout, un exercice de perception : la manière dont l’entrepreneur se représente le monde conditionne sa manière d’agir, d’innover et de créer. Deux visions dominantes, presque archétypales, traversent l’histoire économique et la psychologie de la décision : la logique de rareté et la logique d’abondance. Ces deux approches ne définissent pas seulement des styles de leadership différents, elles déterminent la capacité des entreprises à prospérer durablement.
La logique de rareté correspond à ce que les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky ont identifié comme un biais cognitif récurrent : la tendance à considérer les ressources comme limitées, ce qui oriente la prise de décision vers la défense, l’aversion au risque et la compétition pour un stock perçu comme fixe. Messick et Bazerman, dans Ethical Leadership and the Psychology of Decision Making (1996), parlent de « pensée à somme nulle » : ce réflexe qui surgit spontanément dans les environnements instables, où chaque opportunité semble être gagnée au détriment d’autrui. Dans le champ entrepreneurial, cela conduit à des organisations obsédées par la protection d’actifs existants, par la confidentialité et par la surveillance des concurrents. Cette logique, si elle permet parfois d’assurer une survie à court terme, a pour effet pervers d’assécher l’innovation et de limiter les horizons de croissance. L’Argentine au début des années 2000, marquée par l’effondrement monétaire, illustre cette dynamique à l’échelle macro : la défiance généralisée, alimentée par la perception de rareté, a conduit à une contraction drastique de l’activité économique et de l’investissement.
À l’opposé, la logique d’abondance incarne une posture psychologique et stratégique radicalement différente. Elle repose sur l’idée que les idées, les connaissances et les opportunités peuvent être créées, partagées et multipliées. Peter Diamandis et Steven Kotler, dans Abundance: The Future Is Better Than You Think (2012), rappellent que l’abondance n’est pas un état matériel, mais un cadre mental où l’innovation et la coopération élargissent sans cesse le champ du possible. Dans cette perspective, l’entrepreneur n’est pas un compétiteur enfermé dans un jeu figé, mais un bâtisseur d’écosystèmes. Son succès n’est pas limité par ce qu’il retire du marché existant, mais par ce qu’il est capable de faire émerger avec d’autres. Les États-Unis de l’après-Seconde Guerre mondiale offrent une illustration magistrale de cette logique. En investissant massivement dans l’éducation (le G.I. Bill), la recherche (la création de la NSF et de la DARPA) et les infrastructures (Interstate Highway System), ils ont déclenché un cycle d’innovation et de prospérité dont les retombées ont dépassé de loin leur seul territoire.
La Corée du Sud, au sortir de la guerre de Corée en 1953, illustre à son tour la puissance transformatrice de ce mindset. Alors que le pays était parmi les plus pauvres du monde, avec un PIB par habitant inférieur à celui de nombreux pays africains, ses dirigeants ont refusé la résignation à la rareté. Sous l’impulsion de Park Chung-hee, des investissements massifs dans l’éducation, l’industrialisation et les technologies d’avenir ont été engagés, permettant en deux générations de passer du statut d’économie dépendante à celui de treizième puissance mondiale, leader en semi-conducteurs et en innovation numérique. Cette trajectoire montre qu’une vision d’abondance n’est pas une utopie naïve, mais une stratégie de transformation nationale.
Appliquée à l’échelle entrepreneuriale, la différence entre rareté et abondance se traduit dans les modèles d’affaires. Les entreprises enfermées dans la rareté cherchent à verrouiller et défendre leurs positions : elles protègent leurs brevets, multiplient les barrières à l’entrée et s’épuisent dans des guerres de parts de marché. Celles qui adoptent l’abondance, au contraire, conçoivent la concurrence comme un levier d’expansion collective. Tesla en est un exemple frappant : en ouvrant certains de ses brevets, l’entreprise d’Elon Musk n’a pas fragilisé sa position, elle a élargi l’écosystème des véhicules électriques, accélérant ainsi un marché dont elle reste l’un des acteurs dominants. De même, Patagonia, en construisant sa stratégie autour de la durabilité et de l’impact social, démontre que la création de valeur pour la communauté peut devenir une source de différenciation économique et de légitimité entrepreneuriale.
Cette opposition n’est pas seulement une question de stratégie, elle engage aussi la psychologie des dirigeants et des équipes. Carol Dweck, dans ses travaux sur le growth mindset, a montré que les individus qui croient dans la possibilité de développer leurs compétences et de créer de nouvelles solutions sont plus résilients, plus innovants et plus enclins à coopérer. Ce qui vaut pour les individus vaut également pour les organisations et les sociétés. Le McKinsey Global Institute, dans un rapport de 2022, souligne que les économies caractérisées par un haut niveau de confiance et d’optimisme génèrent 20 % d’innovation supplémentaire et 30 % de croissance entrepreneuriale de plus que celles dominées par la peur et la rareté. L’OCDE, de son côté, a montré que les pays nordiques, où la confiance sociale est élevée, connaissent des taux de création d’entreprises parmi les plus forts au monde, malgré une pression fiscale élevée. Ces données confirment que la psychologie collective et la performance économique sont indissociables.
En définitive, l’entrepreneuriat oscille toujours entre ces deux facettes : la rareté et l’abondance. La première promet la sécurité immédiate, mais conduit à l’essoufflement. La seconde exige de la confiance et une certaine audace, mais ouvre un horizon d’expansion et de prospérité qui dépasse l’individu pour toucher l’ensemble de l’écosystème. Pour un entrepreneur, choisir la rareté, c’est bâtir sur la peur et la compétition ; choisir l’abondance, c’est construire sur la coopération et l’innovation. Et c’est ce choix, bien plus que les conditions de marché, qui détermine la trajectoire réelle des entreprises. Les dirigeants qui comprennent que la prospérité ne réside pas dans ce qu’ils retirent des autres, mais dans ce qu’ils créent avec eux, inscrivent leur réussite dans une dynamique durable. Dans un monde où la valeur se nourrit d’idées, de réseaux et de confiance, la réussite entrepreneuriale n’est pas un combat à somme nulle, mais une construction collective.